12
Morwène
De retour au moulin, Arkwright fila chercher le médecin le plus proche pour qu’il soigne mon oreille entaillée. Sans doute estimait-il ma blessure assez sérieuse, sinon il n’aurait jamais autorisé un étranger à pénétrer dans la maison. En vérité, je ne pensais pas que ce soit si grave. Je n’avais presque plus mal. Je craignais seulement que la plaie puisse s’infecter.
Tandis que le médecin me pansait, Arkwright ne le quitta pas des yeux. C’était un homme de grande taille, à la carrure athlétique et au visage buriné par la vie au grand air. Cependant, la présence d’un épouvanteur le rendait aussi nerveux que n’importe quel villageois, et il ne demanda aucune explication sur l’origine de l’accident. Jetant un coup d’œil anxieux aux deux chiens, qui grognaient sourdement, il m’avertit :
— Bien que j’aie nettoyé la plaie de mon mieux, tout risque d’infection n’est pas écarté. Enfin, tu es jeune, et la jeunesse a de la ressource. Tu garderas tout de même une cicatrice.
Après en avoir terminé avec moi, il s’occupa de la chienne. Arkwright dut la maintenir, car elle gémissait de douleur. Sa vie n’était pas en danger, mais les griffes de la créature avaient laissé des sillons sanglants sur son flanc et sur son dos. Le médecin les désinfecta avant de les enduire d’un onguent.
Reprenant son sac, il salua Arkwright :
— Je reviendrai après-demain, examiner l’état de mes patients.
— Ne perdez pas votre temps, docteur, grommela Arkwright en lui remettant une pièce. Le garçon est résistant, et je suis sûr qu’il se remettra très vite. Quant à la chienne, elle sera sur pattes dans deux ou trois jours. Je vous contacterai si nécessaire.
Ayant congédié le médecin, Arkwright le reconduisit jusqu’au fossé.
— Griffe t’a sauvé la vie, me déclara-t-il à son retour. Ne prends pas ça pour de l’affection de sa part. Il va falloir que tu apprennes à travailler avec ces bêtes. Nous verrons si elles acceptent que tu les nourrisses. Avant tout, nous devons avoir une petite conversation. Comment est-ce arrivé ? Comment la sorcière a-t-elle pu t’approcher d’aussi près ?
— Elle marchait devant moi sur le sentier, et je l’ai prise pour une femme du pays. Je courais, pour tâcher de distancer les chiens ; j’ai juste voulu la dépasser. Quand elle s’est retournée, il était trop tard. Elle a enfoncé sa griffe dans mon oreille avant que j’aie eu le temps de réagir.
— Tu as eu beaucoup de chance, Tom Ward. Oui, beaucoup de chance ! Rares sont ceux qui ont survécu après s’être fait crocheter de cette manière ! C’est la méthode employée par toutes les sorcières d’eau pour capturer leurs proies. Parfois, elles introduisent le doigt dans leur bouche pour leur transpercer la joue.
Il me désigna la cicatrice sur sa joue gauche :
— Oui, moi aussi, j’ai pu en réchapper. C’est la même sorcière qui m’a imprimé sa marque, il y a bientôt deux mois de ça. L’infection s’est installée ; j’ai dû garder le lit pendant trois semaines et j’ai failli mourir. Il arrive qu’elle accroche sa victime par une main, la gauche, le plus souvent. Ou bien elle lui perfore la mâchoire inférieure et referme son index sur ses dents. C’est ce qui lui donne la meilleure prise. Pour toi, elle ne pouvait pas tirer trop fort, car ton oreille se serait déchirée. Si elle t’avait attrapé par la mâchoire, elle t’aurait entraîné au cœur du marais bien avant que la chienne lui arrache le doigt.
— Mais qui est-elle, au juste ? demandai-je.
— C’est mon ennemie de toujours, Tom ward. La plus vieille et la plus dangereuse des sorcières d’eau. Voilà des années que je la traque.
— Et d’où vient-elle ?
Sans répondre à la question, il continua :
— On dit qu’elle a plus de mille ans. J’ignore si c’est vrai, mais, d’après les récits qui courent sur elle, elle sévit dans le pays depuis des siècles. Les marécages forment son terrain de prédilection, mais elle se plaît également dans les lacs et les canaux. Je ne gratifie pas les sorcières d’eau communes d’un nom, car elles n’ont rien à voir avec les autres sorcières du Comté. La plupart sont des créatures bestiales, qui ont perdu l’usage de la parole. Celle-ci est différente ; on la désigne de deux façons. Son vrai nom est Morwène, et les gens du coin l’appellent Œil de Sang. Elle est particulièrement retorse. Elle s’attaque souvent à des proies faciles, comme les jeunes enfants. Mais elle est capable d’entraîner un homme dans l’eau et de le noyer lentement tout en s’abreuvant de son sang.
— Impossible de la combattre, alors ! Un seul regard, et on est perdu !
Arkwright secoua la tête :
— La situation n’est pas si désespérée qu’elle en a l’air. Certains, comme toi et moi, l’ont approchée et sont encore vivants. Vois-tu, il lui faut économiser son pouvoir pour s’en servir le moment venu. Son œil gauche reste presque toujours fermé, les paupières sont attachées l’une à l’autre par une aiguille d’os. D’autre part, il ne peut immobiliser qu’une personne à la fois.
— Vous en savez beaucoup sur elle, remarquai-je.
— Je la poursuis depuis plus de dix ans, mais c’est la première fois qu’elle s’aventure si près de chez moi. Qu’est-ce qui l’a poussée sur le sentier du marais ? Voilà ce que nous devons découvrir. Si c’est bien toi qu’elle guettait, c’est que les inquiétudes de John Gregory sont fondées.
— Vous voulez dire que…
— Oui, petit. Il est fort possible que le Malin l’ait envoyée à tes trousses. Et cela va lui coûter la vie. Maintenant que je suis en possession de son doigt, nous allons nous en servir pour la poursuivre jusque dans son repaire. Après tant d’essais infructueux, je vais enfin l’avoir !
— Les chiens peuvent flairer sa trace dans l’eau ? demandai-je, étonné.
Arkwright m’adressa un de ses rares sourires :
— Mes bêtes n’ont pas ce talent, Tom Ward ! N’importe quelle créature qui marche sur terre, ils sont capables de la pister, même dans la tourbière. Pas dans l’eau. Non, nous utiliserons une autre méthode. Pour cela, nous devrons être en pleine forme. Nous nous mettrons en chasse dans quelques jours, quand ta blessure et celles de Griffe seront guéries.
J’acquiesçai, content de ce délai, car mon oreille recommençait à me faire souffrir.
— J’ai un livre sur elle, reprit Arkwright. Je te suggère de t’asseoir près du feu et de le lire, pour savoir exactement à quoi t’attendre.
Sur ce, il monta à l’étage et redescendit presque aussitôt avec un volume relié en cuir, qu’il me tendit. Sur la couverture, je lus : Morwène.
Tandis qu’il sortait avec les chiens, je feuilletai les pages. Je reconnus l’écriture d’Arkwright. C’était lui l’auteur de cet ouvrage ! Je me plongeai dans sa lecture.
Il existe bien des récits et des légendes expliquant l’origine de Morwène. Certains pensent qu’elle est le rejeton d’une autre sorcière. D’autres croient qu’elle est née de la vase, engendrée par les entrailles de la Terre. La première hypothèse paraît la plus vraisemblable. Mais, en ce cas, qui est sa mère ? Je ne l’ai trouvée nommée nulle part, dans aucun conte, aucune fable, aucune chronique.
Cependant, tous s’accordent sur un point : son géniteur est le Malin, aussi appelé Satan, le Diable, le Père du Mensonge ou le Prince des Ténèbres.
Sous le choc de cette révélation, j’interrompis ma lecture. Le Diable aurait envoyé sa propre fille me tuer ! Je mesurai quelle chance j’avais eu de survivre à cette terrible rencontre dans le marais. Sans l’intervention de Griffe, je serais mort. Je poursuivis ma lecture, sautant les passages trop difficiles à déchiffrer.
De toutes les sorcières d’eaux Morwène est la plus tristement célèbre. Elle compte à son actif un nombre impressionnant de victimes. Elle se nourrit de sang, source de son pouvoir maléfique.
Des récits historiques attestent que des sacrifices humains lui sont offerts à la pleine lune, la période ou ses forces sont à son apogée. C’est le sang de bébés nouveau-nés qui assouvit le mieux son horrible avidité. Mais, si on ne peut se procurer d’enfants, des adultes font l’affaire. Les plus jeunes sont jetés dans l’Étang Sanglant ; les plus âgés enchaînés dans une caverne souterraine jusqu’au moment propice.
Quand elle est particulièrement assoiffée, Morwène s’attaque à de gros animaux, des vaches ou des chevaux. Faute de mieux, elle se rabat sur des volailles, des rats ou même des souris.
Morwène quitte rarement l’eau, on prétend qu’elle ne peut survivre plus d’une heure sur la terre ferme, ou elle est alors particulièrement vulnérable.
Voilà qui méritait d’être retenu. Il fallait l’entraîner hors de son repaire. Et, si Arkwright et moi l’attaquions en même temps, l’un de nous échapperait à l’emprise de son œil de sang. On aurait alors une chance de la vaincre.
***
Le lendemain matin, mon oreille n’était presque plus douloureuse. Pendant que je préparais le petit déjeuner, Arkwright emmena les deux chiens sur le sentier du marais. Il resta absent plus d’une heure.
— Il n’y a pas un trou où une sorcière pourrait se cacher de ce côté, me dit-il à son retour. Après le repas, nous reprendrons les leçons. Et, tantôt, tu iras jusqu’au canal. J’attends une livraison de sel. Cinq barils. Ils seront lourds, tu devras donc les transporter un par un, en prenant garde qu’ils ne soient pas mouillés. Une certaine quantité servira pour la cuisine et les conserves, et je ne veux pas en gaspiller.
Donc, une heure environ après midi, je trottai en direction du canal pour guetter l’arrivée de M. Gilbert. Je n’étais pas seul. Arkwright avait envoyé Griffe avec moi, au cas où Morwène se serait tapie dans les eaux tranquilles.
J’étais au moulin depuis une semaine, c’était le moment d’envoyer de mes nouvelles à Alice et à l’Épouvanteur. J’avais donc emporté une plume, de l’encre, une enveloppe et du papier, et, tout en attendant le marinier, je rédigeai deux courtes lettres. La première s’adressait à Alice :
Chère Alice,
La vie, ici, n’est pas comme à Chipenden, et tu me manques beaucoup.
Être l’apprenti d’Arkwright n’est pas de tout repos. C’est un homme dur, parfois même cruel. Cependant, il connait son travail et a beaucoup à m’apprendre sur les créatures de l’eau. Nous avons eu récemment une rencontre mouvementée avec une sorcière d’eau appelée Morwène. Nous avons l’intention de découvrir son repaire et de la mettre hors d’état de nuire une fois pour toutes.
J’espère te revoir bientôt.
Je t’embrasse,
Tom
J’écrivis ensuite à l’Épouvanteur :
Cher Monsieur Gregory,
J’espère que vous allez bien. Je dois vous avouer que mon séjour chez M. Arkwright n’a pas très bien commencé. Mais la situation s’est améliorée. Il a une grande connaissance des créatures maléfiques qui hantent les eaux, et j’ai déjà appris bien des choses.
Dernièrement, sur un chemin proche du moulin, j’ai été attaqué par une sorcière d’eau, une certaine Morwène. C’est une vieille ennemie d’Arkwright, et, jusqu’alors, elle ne s’était jamais aventurée si près de sa maison. Peut-être avez-vous entendu parler d’elle. Arkwright dit qu’elle est la propre fille du Diable, et qu’elle a sans doute été envoyée à mes trousses par son père. Nous allons bientôt la traquer et l’abattre.
J’attends avec impatience de travailler de nouveau avec vous au printemps prochain.
Votre apprenti,
Tom Ward
Cela fait, je glissai les deux missives dans l’enveloppe, que j’adressai à
M. Gregory, à Chipenden
Puis je m’installai sur la berge pour attendre M. Gilbert. Griffe se coucha à ma gauche, son regard passant constamment de moi à la surface de l’eau. Il faisait frisquet mais beau ; le canal n’avait rien de menaçant. Malgré tout, la présence de la chienne me rassurait.
Au bout d’une heure, je vis apparaître la barge. Après l’avoir amarrée, M. Gilbert détela les chevaux et les laissa paître le long du chemin.
— Eh bien ! lança-t-il avec jovialité, je n’ai pas besoin de sonner la cloche, aujourd’hui !
Je l’aidai à décharger les barils. Après quoi, il s’assit sur le rebord de son embarcation, les pieds sur le sentier.
— Comment ça se passe avec M. Arkwright ? me demanda-t-il. On dirait que tu as déjà été blessé ! Il désignait mon oreille pansée.
Je vins m’asseoir à côté de lui et répondis en souriant :
— Vous aviez raison, il mène la vie dure à ses apprentis ! J’ai même failli retourner chez M. Gregory. Mais ça va mieux, maintenant. Et je commence à m’habituer aux chiens.
Il approuva de la tête :
— Il faut du temps pour s’habituer à des bêtes comme celles-ci, ainsi qu’à leur maître. Plus d’un apprenti est reparti à Chipenden, la queue entre les jambes, tu n’es donc pas le premier. Si jamais tu décides de t’en aller, je passe ici tous les mercredis. J’emporte une cargaison de sel jusqu’à Priestown, au bout du canal. À l’allure où je vais, tu n’iras pas plus vite qu’à pied, mais tu économiseras tes jambes, et tu pourras gagner Caster par la route la plus directe. Tu auras même peut-être de la compagnie. J’ai un fils et une fille, qui m’accompagnent de temps à autre.
Je le remerciai de son offre et lui remis ma lettre, ainsi qu’une pièce pour payer l’envoi. Il me promit de la poster à Priestown. Tandis qu’il attelait ses chevaux, je soulevai l’un des barils. Il n’était pas gros, mais fort lourd. J’essayai de le tenir sous mon bras.
— Mets-le sur l’épaule, ça vaudra mieux ! me lança M. Gilbert.
Son conseil s’avéra judicieux. Une fois le baril bien positionné, il n’était pas trop dur à transporter. Il me fallut moins d’une demi-heure pour faire les cinq allers et retours entre le canal et le moulin. Griffe sur mes talons.
Cela fait, Arkwright m’ordonna :
— Va chercher ton cahier, Tom Ward !
J’obéis et le regardai, curieux d’entendre ce qu’il avait à me dire.
— Je veux que tu notes tout ce que je t’ai déjà appris sur Morwène, et ce que tu as retenu de tes lectures. Ces connaissances pourront t’être très utiles. Le temps de la traque approche. Nous possédons son doigt et saurons en faire bon usage.
— À quoi va-t-il nous servir ? demandai-je.
— Réfrène ton impatience, tu le sauras bien assez tôt ! Les blessures de la chienne ne semblent pas infectées, et ton oreille n’est pas tombée en lambeaux. Si votre état ne s’est pas aggravé, nous partirons demain pour Cartmel. Nous y apprendrons, j’espère, ce que nous avons besoin de savoir. Auquel cas, nous ne serons pas de retour avant un bon moment. Pas avant que nous ayons définitivement réglé son compte à Morwène.